Ici L’ombre
Mai/Juin 1997, Magic.
Interview de Christophe Bastera. Photos de Robin.
ICI L’OMBRE
Combien resteront dans la grande encyclopédie de la pop comme les auteurs d’un seul et unique tube? a cause d’un -fantastique- morceau nommé Creep, c’est ce qui aurait pu arriver à Ed O’Brien, Jonny Greenwood, Colin Greenwood, Phil Selway et Thom E. Yorke. Mais voilà, Radiohead n’est pas une formation comme une autre. A la fois sombre et flamboyant, torturé et héroïque, le quintette d’Oxford a su se sortir de cette voie sans issue. Après le The Bends de 1995, il revient avec OK Computer, troisième album au charme crépusculaire, à la beauté dénudée, à la magie organique. Thom E. Yorke – leader-chanteur-guitariste du groupe anglais le plus important de sa génération – livre ici ses premières impressions sur ce véritable chefs – d’œuvre. Silence…
On retrouve sur OK Computer le morceau Lucky que vous aviez donné pour le projet Help, réalisé en septembre 95. Peut-on dire que cette chanson est, en quelque sorte, la première étape qui a conduit à ce nouvel album?
Oui, je crois. C’est une chansons très positive, même si je sais que les gens ne la perçoivent pas ainsi. Pourtant, le texte ne laisse planer aucun doute. En tout cas, à l’époque, c’était une chanson différente : la personne qui en a écrit les paroles avait sa tête et son cœur dans un lieu différent de celle qui avait composé The Bends…(Sourire). Et puis, la façon dont nous l’avons enregistrée a été importante également, nous sommes allée très vite : en cinq heures, tout était fait, sans l’aide d’un producteur. Plus tard, nous savions qu’elle allait parfaitement s’intégrer au disque. Pour moi, c’est l’une des meilleurs chansons que nous ayons écrites et on ne voulait pas qu’elle se perde…
Vous avez enregistré OK Computer de la même manière?
On a essayé et on a échoué une première fois. Et on a essayé de nouveau…(Sourire). Pour certaines chansons, on a mis des mois à arriver à une formule satisfaisante. En fait, au départ, on s’était dit qu’on allait se réunir, rester tous ensemble, discuter et, quand on se sentait prêt, enregistrer. Mais ça n’a pas marché… En fonctionnant ainsi, on aurait mis ans à enregistrer le disque…(Sourire) Pour la première fois sur un album, nous avons décidé de ne pas travailler avec un producteur. Même si Nigel Godrich nous a aidés… Il avait travaillé sur The Bends, et on s’était vachement bien entendu. C’était la première personne que l’on rencontrait en studio et qui nous comprenait parfaitement. Tu sais, sans avoir à lui dire quoi que ce soit pour tel ou tel morceau, il faisait exactement ce que nous désirions. Il existait une complicité incroyable entre lui et moi…
Etat de Crise
La première impression qui se dégage de l’album est une sensation de liberté, la liberté de faire exactement ce que vous aviez envie de faire, sans vous posez de questions…
Exactement! Mais cette liberté était également terrifiante, presque paralysante.. Mais on préférait se retrouver dans cette situation plutôt que de penser qu’il nous fallait enregistrer le même disque que le précédent. Ce qui, de notre point de vue, était hors de question ! Mais c’était terrifiant tout de même… Je crois que le titre de l’album donne cette impression, tu ne trouves pas? Nous nous sommes retrouvés livrés à nous-mêmes, avec nos peurs, nos doutes, mais, en même temps, nous sommes toujours restés très positifs : en fait, nous n’étions pas sûrs de ce que nous avions fait mais on savit qu’il nous fallait quand même continuer, avancer à tâtons…
Même vers la fin de l’enregistrement, vous n’étiez pas sûrs de ce que vous faisiez?
Non, je ne crois pas. Comme le dit Jonny, la plus belle chose qui ait pu nous arriver est d’avoir achevé un morceau comme Airbag, et trois jours plus tard, ne même pas nous souvenir comment nous avions pu arriver à un tel résultat. Après une telle sensation, plus rien d’autre n’a d’importance. On avait presque l’impression d’être passé par un état de transe et de s’être réveillé après coup. Et je suis fier de ça : pour moi, c’est le signe que nous avons réussi quelque chose…
OK Computer ressemble à l’album que vous désiriez… En quelque sorte, on a l’impression qu’il était la seule alternative possible pour Radiohead…
Oui, je vois ce que tu veux dire. Mais je n’ai ressenti cela que très récemment. Pendant l’enregistrement, nous pensions que tout pouvait arriver. Mais, en écoutant le disque aujourd’hui, je me rends compte que c’était le seul résultats que nous nous devions d’obtenir. La plupart des chansons étaient écrites avant d’aller en studio mais le résultat final n’était pas du tout celui auquel nous nous attendions.
Ce nouvel album a été plus difficile à enregistrer que The Bends?
Non pas plus difficile, mais tout aussi difficile…(Sourire). Mais d’une manière différente. Nous sommes passés par un état de crise, mais ce n’était pas le même. Pour The Bends, c’était une crise personnelle et émotionnelle : "Je hais tout le monde, je vais disparaître et ne jamais revenir". Là, c’était une crise… d’identité artistique. Mais cet enregistrement restera un évènement très important dans l’histoire de Radiohead. Je me souviens d’un jour horrible, où j’étais particulièrement pessimiste : je me suis enfermé dans ma chambre, je me suis saoulé et je me suis endormi. Le lendemain, les autres avaient enregistré toute la rythmique de Paranoid Android, alors que je pensais que nous n’arriverions jamais à terminer ce morceau ! Et je l’ai chanté comme ça, sans problème. Depuis, cette chanson a pris une dimension toute particulière : elle est la preuve concrète que l’on peut vraiment avoir une confiance totale et mutuelle envers chacun…
Ce serait le premier album à être enregistré comme un véritable groupe?
Non, je crois que nous avions déjà abordé The Bends de cette manière. Mais cette fois, effectivement, nous en avons certainement été plus conscientscar nous n’avions pas de vrai producteur, il n’y avait pas cette figure paternelle vers laquelle tu te retournes, avec anxiété, pour lui demander ce qu’elle en pense. Cette fois, nous étions tous au même niveau. Et c’est ce dont nous avions besoin. Avec John Lecky, je crois que certains membres du groupes se sont sentis très intimidés : ils ont pensé qu’ils pas leur mot à dire et n’osaient pas donner leur avis. Car, dès qu’il y avait un problème, John se tournait toujours vers moi ou vers Jonny. Mais c’était ridicule car si quelqu’un croit fermement en quelque chose, il se doit de le dire, qu’il se trompe ou non. Voilà pourquoi nous voulions enregistrer ce disque seuls, pour que tout le monde puisse se sentir libre de donner son avis. Mais ce ne fut pas non plus aussi simple que ça : comme nous sommes tous amis, nous n’osions pas critiquer tel ou tel truc parce que nous avions peur de froisser celui qui en était l’auteur… En fait, ça nous a pris un bon mois avant de pouvoir discuter de cela sans risquer de vexer ou de nous froisser. "Tu sais Jonny, ta partie guitare est vraiment minable…" Et l’intéressé claquait la porte du studio. Mais nous sommes arrivés à dépasser ça, et c’était une condition vraiment indispensable pour arriver à ce que nous voulions.
Libre
Sur Paranoid Android, tu chantes : "Ambition makes you look pretty ugly"…
Je ne parle pas forcément du milieu de la musique… je pense surtout à ces gens qui se lèvent un matin et décident de devenir ambitieux : ils changent leur manière de s’habiller, changent d’expression et de personnalité. ET même quand ils regardent les autres, ils les ignorent complètement… Tu vois ce genre de regard qui se veut hautain. je trouve ça d’une laideur rare.
Tes textes sont en général le résultat d’expériences personnelles?
Oui, jusqu’à un certain point. Beaucoup me viennent d’images que je peux avoir, ou de rêves que j’ai fait. Certains textes vont me prendre trois minutes à écrire, d’autres près de six mois… Tu as la moitié de tes paroles mais tu vas attendre quatre mois pour trouver le reste, l’idée exacte que tu cherches à exprimer. Mais ça vaut vraiment le coup… Après The Bends, je me suis senti plus libre, plus ouvert pour écrire, pour exprimer ce que je voulais. Je me suis senti libéré d’un poids énorme. Et je pouvais trouver les choses les plus étranges les plus belles, je remarquais des détails que je n’avais jamais remarqués avant… C’est un changement qui s’est fait petit à petit… Je sais que des fois, je chante des trucs qui ne sont pas très agréables. Climbing Up The Walls est inspiré de plusieurs événements, mais l’un d’entre eux était un meurtre horrible qui a eu lieu en Grande Bretagne, celui d’une enfant battue à mort, si violemment que l’on a pas su déterminer quel objet avait été utilisé. Et le titre du journal insistait sur le fait que le meurtrier était sans doute une personne du coin, mais on ne pouvait rien faire : elle était peut-être là, prête à recommencer… Je suis resté toute une après-midi dans une chambre d’hôtel à lire et à relire l’article. Puis j’ai découpé chaque mot et je les ai collés dans mon livre… c’était incroyable : il y avait une photo de la fille avec sa mère, elles avaient l’air si heureuses…
Paranoid Android est le premier single extrait de l’album, ce qui…
(Il rit). Pour moi, c’est tout à fait normal. C’est le morceau qui représente le mieux OK Computer, qui en donne le reflet le plus exact… ET le fait qu’il dure plus de six minutes et hilarant ! Mais le plus amusant c’est que la décision a été prise par le label. Nous voulions sortir ce morceau, mais nous ne savions pas trop comment présenter la chose… Et finalement, nous n’avions même pas eu à le faire!
Mais tu n’aurais pas préféré ne pas avoir à extraire de chansons de ce disque?
Je sais que Pink Floyd n’a que très rarement extrait de singles de ses albums, en tout cas jusqu’à The Wall. J’adorerais pouvoir faire la même chose, mais aujourd’hui, je ne crois pas qu’on nous laisse trop le choix. (Sourire). Les gens sont pressés, ils aiment consommer le plus vite possible, en particulier la musique… Bon, mais je sais que l’on va tourner une vidéo et ça me met un peu de baume au cœur. Un jour, il faudra que l’on puisse imposer une telle idée : tourner un clip sans sortir de single…
Mais le disque est vraiment à prendre dans son entier, l’ordre des chansons semble primordial…
C’est vrai que nous avons eu beaucoup de mal à arriver à ce résultat : on a du passer deux semaines pour trouver le bon enchaînement ! Et pour moi, ce fut la période la plus dure : découvrir que nous avions enregistré cet album mais qu’il n’était pas encore… pertinent. OK Computer n’est pas un disque confortable comme peut l’être The Bends , mais à un moment, nous avons essayé de le rendre ‘plus acceptable’, si possible. Et puis, nous avons laissé tomber. les morceaux les plus sombres se trouvent dans la deuxième moitié du disque, ce qui est étrange d’après les critères actuel. (Sourire.) Mais ça ne fonctionnait pas autrement… Climbing Up The Walls, la chanson la "plus dure", se retrouve aux trois-quarts de l’album et The Tourist, le dernier morceau, qui vient juste après Lucky, un titre plutôt positif, achève le disque sur une notre négative, presque fataliste… Et j’aime bien cette approche qui est totalement différente de celle de The Bends qui s’achevait par Streets, sur une note plutôt optimiste…
Lors de vos concerts en 96, vous avez joué plusieurs de vos morceaux en concert…
Parfois, ça peut aider, et d’autre fois, pas du tout. Je pense que Paranoid Android en a bénéficié, ce qui n’est pas du tout le cas de Airbag, par exemple, qui a toujours sonné de façon désastreuse en concert. Subterranean Homesick Alien, Karma Police, Climbing…, Electionneering ont souvent été jouées. Mais cela ne veut pas dire qu’on tenait forcément compte de la réaction du public, sinon tu ne vas nulle part. C’était plus pour nous-mêmes.
Electionneering est un titre à part sur le disque, il est assez violent, il pourrait rappeler le Iggy Pop de Lust for Life…
Nous avions en tête d’enregistrer le morceau le plus menaçant que nous ayons jamais fait. je trouve que le premier son de guitare que tu peux entendre est le plus effrayant, dégoûtant, presque, qui puisse exister. Le morceau est supposé offenser l’auditeur, voilà ce qui nous interessant. On saura bientôt si nous y sommes parvenus.
Les sons de guitares sont, en général, incroyables…
Cette fois, on s’est privé de la distorsion, qui était omniprésente auparavant. c’était Ed qui était chargé d’apporter
ce côté là, mais là, il n’a pas voulu, ça ne l’intéressait plus. Avant l’enregistrement, il avait écouté des trucs comme le What’s Going On de Marvin Gaye ou du jazz. Et il s’en est inspiré. On a essayé d’arriver à une certaine pureté, un peu comme si c’était un son de guitare que seul un enfant pourrait entendre dans sa tête. Sa volonté a beaucoup influencé le son de Jonny et le mien.
No Comment