Karma Delice
Rock Sound #65, janvier 1999.
article de Xavier Bonnet, photos de Carole Epinette.
‘Karma Delice’
IL AURA SUFFI D’UN TOUT PETIT RIEN POUR QUE TOUT REDÉMARRE. UN PETIT RIEN SOUS FORME D’UNE SIMPLE ANNONCE IL Y A DEUX MOIS : "RADIOHEAD AU CONCERT AMNESTY INTERNATIONAL EN DÉCEMBRE". JUSTE AU MOMENT OU L’ONDE DE CHOC "OK COMPUTER" COMMENÇAIT A S’ESTOMPER DANS NOS MÉMOIRES.
Une simple annonce pour réactiver tous les circuits, avec toutes sortes de souvenirs et d’images furtives remontant à flot: tel concert à Lille, tétanisant, hors du temps: l’incroyable règne des référendums de la fin 1997, tous magazines confondus; les tentatives d’explication plus ou moins alambiquées des uns ou des autres quant au pourquoi du comment de l’unanimité confondante autour de cet "Ok computer" (avec une préférence avouée pour l’option "remords d’être passés à côté de "The bends", le prédécesseur incompris").
Alors, forcément, au moment de gagner Bercy pour cette soirée Amnesty international coïncidant avec la célébration du cinquantenaire de la déclaration des droits de l’homme, on ne pouvait faire autrement que se demander ce qu’il resterait de cette belle unanimité quelques mois plus tard, à plus forte raison dans un contexte "super-festival" où Radiohead ne serait pas forcément, le seul à devoir focaliser l’attention. Après tout, on ne blackboule pas a priori comme ça un Peter Gabriel, un Bruce Springsteen ou des duettistes de l’acabit de Page & Plant. Mais bon, les a priori, on sait ce qu’il faut en penser au final, il n’y aura eu que le Dalaï Lama pour coiffer sur le poteau nos Anglais à l’applaudimètre! D’évidence en effet, ils étaient nombreux à avoir pris place avant tout pour eux, comme pour prolonger quelques instants d’éternité entraperçus avec ce même "Ok computer" dont on n’a peut-être pas fini d’en mesurer les ravages dans les esprits. Parce qu’il en est ainsi désormais: Radiohead alimente non seulement les conversations et les extrapolations quant à un avenir qu’on lui prédit forcément radieux, mais aussi devient-il source de fantasme, de fausses informations! C’est à qui dénichera l’info qui tue, le scoop qui clouera sur place tous les p’tits copains. Ainsi croit-on un jour tout savoir sur le prochain album, jusqu’à son titre, pour s’en retourner le lendemain la queue entre les jambes par faute d’un excès d’enthousiasme et de précipitation. Ainsi est-on persuadé d’ être dans le secret des dieux, annonçant à la cantonade que le groupe présentera en exclusivité ce soir tel ou tel extrait de ce même prochain album et constater presque aussitôt quelque mal au crâne pour avoir cherché à dénicher en vain le sacro-saint inédit dans une prestation ostensiblement axée "best of". Preuve encore que Radiohead a atteint un statut de respect sans fausses notes (même si l’on imagine quelques tractions au couteau en coulisse), c’est un véritable traitement de faveur dont allaient profiter les Anglais: cinquante minutes de set, là où la plupart devraient se contenter d’une demi-heure(Page&Plant, Kassav, Tracy Chapman, Alanis Morissette…), voire quinze ou vingt minutes pour les plus seigneuriaux (Peter Gabriel, Bruce Springsteen, Youssou N’Dour). Comme s’il s’agissait aussi d’entériner aussi quelque chose qui ressemblait à un passage de témoin générationnel.
Conscients de l’enjeu ou juste désireux de faire honneur à la cause du jour (dont peu savent la nature militante et durable de l’engagement-Radiohead et Amnesty international, c’est une histoire qui date depuis près de dix ans), les Anglais allaient attaquer leur set à bras le corps, avec un "Lucky" salué par une ferveur tout aussi intense qu’étrange, qui aurait d’avantage tenu à la vénération païenne que du simple bonheur des retrouvailles. Une charge émotionnelle qui allait ainsi dicter l’ambiance des lieux trois quarts d’heure durant. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit désormais: Radiohead n’offre plus des concerts mais transforme ceux-ci en cérémonie, en célébration. Célébration d’une certaine fragilité partagée, d’un déséquilibre latent tellement "en phase" avec son époque. On pourrait d’ailleurs s’interroger longtemps sur cette apparente contradiction autour d’un groupe à la fois si peu communicatif et si… doué à engendrer la proximité avec son public! Ou comment encore la puissance d’une mélodie parvient à faire oublier ce que le discours d’un homme "Thom Yorke", peut avoir de dépressif, d’effrayant dans ce plongeon dans quelque abîme personnel et ce qu’elle peut avoir d’indécente parfois, oserait-on ajouter d’irresponsable de part son irrésistible force d’attraction. Il n’empêche, le constat est là: entre un "Exit Music" sur la corde raide comme jamais, un "No Surprises" coupant le souffle, un "Fake plastic trees" ou un "Bones" glaçant les sangs. Radiohead aura une fois encore anéanti jusqu’aux plus tenaces résistances, transformant Bercy en cathédrale improbable pour une communion absolue, à même de nous faire accepter, jusqu’aux "bidouillages" pourtant parfois à la limite du roboratif de Jonny Greenwood. Et c’est au final une autre image qui viendra s’inscrire pour longtemps dans nos esprits, telle une parfaite et ultime illustration de cette accession de Radiohead à une autre dimension (et c’est le seul revers à une médaille dorée), il risque de se sentir seul un bon moment: le regard hagard de Bruce Springsteen, immobile sur le côté de la scène pendant de longues minutes à la fin du set, semblant soudain trahir un mélange confus d’admiration et de respect presque envieux pour un groupe qui venait peut-être d’un seul coup d’un seul de modifier bien des données.
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