Radio Gaga
Le Voir (magazine canadien), 28 octobre 1993
par Nicolas Titley
‘Radio Gaga’
«Je crois que cette chanson colle très bien à son époque. Beaucoup de gens peuvent s’y reconnaître; après les excès de confiance des années 80, les années 90 se prêtent peut-être plus au cynisme et à l’auto-dépréciation.» C’est ainsi que Phil Selway, batteur du quintette britannique Radiohead, tente d’expliquer le succès inattendu de Creep, le 45-tours qui a lancé son groupe sur les palmarès nord-américains. Hymne à tous les losers de la terre (je suis un paumé, je suis un bizarre), cette merveilleuse ballade ponctuée d’assauts de guitare dévastateurs et dotée d’une mélodie inoubliable s’affiche comme l’une des meilleures chansons rock de l’année. Formidable carte de visite, Creep est cependant une arme à double tranchant. Alors que la chanson continue de gravir les échelons des palmarès, on en vient à se demander si Radiohead a autre chose à offrir.
Pablo Honey, premier album mi-figue, mi-raisin, permet en effet d’en douter. Et si Radiohead n’était qu’un hit? «C’est évident que c’est Creep qui nous a donné cette visibilité, admet Selway, mais l’album vient d’être certifié or aux USA. Je cois que ça fait pas mal de gens qui s’intéressent à l’ensemble du groupe et pas seulement à une seule chanson.» Alors que Creep continue son ascension, Radiohead se débat avec la critique, toujours méfiante à l’endroit des succès rapides. Inutile de dire que le prochain album est déjà attendu avec une brique et un fanal. Selway, habitué aux caprices de la presse dans son pays natal, se formalise peu de l’opinion des journalistes. «Ça va nous forcer à produire un excellent album, c’est évident. Mais nous n’avons pas l’intention de changer notre façon d’écrire, ni de jouer, simplement pour plaire aux critiques. Si on se met à jouer ce jeu-là, c’est le début de la fin.»
La petite histoire prouve d’ailleurs que le succès de Creep n’avait rien de calculé. Apparemment, le groupe traînait déjà cette chanson depuis un bon bout de temps et l’aurait jouée en studio sans même savoir qu’elle était enregistrée. Le guitariste Johnny Greenwood, trouvant la toune geignarde et ennuyante, se mit à frapper méchamment sur son instrument, donnant ainsi naissance à la pièce telle qu’on la connaît aujourd’hui. Creep aura également contribué à galvaniser l’image d’un groupe de losers, mélancoliques et mésadaptés, une étiquette qui déplaît quelque peu au batteur. «Je reconnais que certaines pièces de l’album sont un peu plaignardes, mais il s’agit en fait d’un disque très positif. Nous n’avons aucunement l’intention de capitaliser sur la mélancolie et le désespoir…»
En passant, comment on se sent quand on joue le même soir que Nirvana? «Je viens de l’apprendre, dit Selway en étouffant un soupir. Ça ne nous affecte pas tellement. Peut-être que nos attentes seront moins grandes. On sait que la salle ne sera pas pleine à craquer, mais les gens qui vont se pointer sont des authentiques fans de Radiohead.» Bien convaincu que son groupe n’appartient à aucun mouvement, Selway remarque en riant: «De toute façon, je crois que cette histoire de grunge est en train de mourir de sa belle mort. Nous par contre, nous sommes là pour rester.» Soyez sans crainte, si vous les manquez cette fois-ci, ils promettent de remettre ça l’année prochaine.
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