Radiohead Creepshow
Novembre 1997, Rock&Folk.
Interview de David Angevin. Photos de Robin.
‘Radiohead Creepshow‘
En France, il fallait être aveugle et sourd pour échapper au phénomène princesse de Galles. Ici à Londres, impossible d’échapper au matraquage ‘Candle In The Wind’ du Michel Berger britpop. On assiste incrédule aux dernières heures d’une perte de lucidité collective qui a duré deux semaines. Il y a des fleurs en décomposition accrochées partout dans la ville et les gens font la queue pour acheter le single d’auto promotion d’El Thon (le deuxième titre est extrait de son nouvel album qui sort dans la foulée). Timing parfait. Le fameux recors de vente de single ("We are The World") va tomber. Rarement business et larmes de crocodile auront été mêlés à ce point. On trouvait déjà Elton John ringard à pleurer, mais là… Avec des copains comme lui, l’es des Grandes Oreilles n’avait pas besoin d’ennemis. Il fait savoir que, malgré son immence chagrin, El Thon était en studio une heure après la fin des obsèques. Classe.
Echappées lyriques
Drôle d’ambiance, donc, pour aller entendre Radiohead à la Brixton Academy, grande salle au sud de Londres (six milles places) sold-out depuis des lustres. Rock&Folk avait rencontré Radiohead à Barcelone, à la veille de la sortie de son troisième album "OK Computer", disque fantastique mais difficile à vendre, sans single évident à livrer en pâture aux radios. Quelques mois plus tard, la bande de Thom Yorke a réussi le tour de force de transformer ce disque franchement anticommercial en galette multiplatinée. Le groupe a enchaîné les concerts à travers le monde (jouant dans plusieurs mégafestivals comme Glastonbury ou les Eurockéennes) et les ventes de "OK Computer" sont des kilomètres au dessus des prévisions les plus optimistes. La presse du monde entier a salué le génie du quintette d’Oxford et plus personne ne doute maintenant de l’avenir programmé de Radiohead : si U2 et REM ont été les rois des stades des années 80, radiohead et Oasis ont toutes les cartes en main pour passer en tête le cap du deuxième millénaire. Et ce n’est pas Michael Stipe qui dira le contraire, lui sui suit le groupe comme un simple fan, encore présent ce soir à Brixton (et le lendemain à Brighton) délaissant pour l’occasion l’enregistrement du prochain REM (en travaux chez Peter Buck à Hawaii).
Pour l’heure, radiohead joue à Brixton (quartier noir du sud de Londres, fameux pour ses émeutes) et la foule est dense, chauffée à la Lager, prête ) accueillir ses idoles. le decorum fellinien de la Brixton Academy accueille les Laïka en première partie (invités par Thom Yorke lui-même) et on déambule pendant leur plaisant set au milieu des fans, étonné par la forte densité des gens, disons âgés, entre 35 et 50 ans – on a même vu une poignée de septuagénaires – présents dans la salle. La musique de Radiohead semble dépasser le cadres des jeunes branchés, attirant à elle l’ancienne génération, qui reconnaît chez Thom Yorke et ses copains la classe du Velvet et les échappées lyriques des premiers Pink Floyd. Un brin seventies, Radiohead? Sans doute.
Débordements
9h30 précises : Thom, Ed, Jonny, Phil et Colin investissent la scène au sprint. Hystérie dans la salle : on se croirait à un concert des Beatles. Jonny et Ed plaquent les premiers accords de "Airbag", immédiatement identifiée et saluée par les cris stridents de la frange féminine de l’assistance. Le son est énorme et la voix de Thom Yorke donne illico des frissons de bonheur. Le petit lutin se dandine comme un serpent devant son micro, tirant sur son coup et sa colonne vertébrale (souvent douloureuse) comme un fakir contorsionniste. Le groupe enchaîne avec "Karma Police", peut-être la meilleure chanson du groupe à ce jour et tube du moment en Angleterre. "Karma Police, arrêtez cet homme, chante Thom Yorke, car il bourdonne comme un frigo, sa voix grince comme une radio déréglée." Amusant parolier pince sans rire que ce Thom Yorke et surtout fantastique chanteur. Sur "My Iron Lung", single datant de 1994, on reçoit une véritable claque et la confirmation de ce qu’on savait déjà : Radiohead est là, au commet, pour longtemps. La cohésion
du groupe est sidérante (même line-up depuis douze ans). Sur scène, la quintette forme un bloc inaltérable, dominé par les guitares de Ed et de Jonny et les vocalises étourdissantes de Thom. Derrière, la basse vénéneuse de Colin et le jeu de batterie granitique de Phil Selway assurent les arrières, coulent les fondations sur lesquelles les trois solistes peuvent se reposer sans danger. Thom, seule avec sa guitare acoustique takamine noire, attaque "Exit Music", morceau lent et hypnotique repris en cœur par quelques milliers d’afficionados. Suivent "Subterranean Homesick Alien" (sur lequel Thom chante au piano), "Lurgee" et le tube "The Bends" dont l’intro de guitare génère mouvements de foule et moults gobelets de bière sur la chemise du voisin. Thom Yorke prend des poses à la Liam Gallagher, immobile face aux premiers rangs, fixant une proie au fond des yeux, pendant que le groupe bastonne dans son dos. "Talk Show Host" (face B de "Street Spirit"), le single "Paranoid Android" et son final assourdissant, et le moment tant attendu par les fans arrive enfin : "Creep", ce vieux tube de 1992 qui fit exploser le groupe en Amérique fait péter les plombs à l’assistance, et on comprend mieux pourquoi le groupe le groupe évite de subir ces débordements affectifs chaque soir : 6 000 personnes chantant en cœur " I wish I was special but I’m a creep, I’m a weirdooohoho", c’est limite insupportable, il ne manque plus que les briquets. le groupe enchaîne avec cinq titres de l’album "The Bends" : "I wish I was Bullet Proof", titre acoustique tout en douceur, "Planet Telex" et sa sublime intro au piano, "Bones drivé par la ligne de basse entêtante de Colin Greenwood, "Just" et son refrain "you do it for youself" karaokéisé par la foule, et le tube "Fake Plastic Trees" chanté par Thom Yorke dans un silence absolu à ficher la chair de poule. Le set s’achève par "Climbing Up The Walls", concluant une heure et quart de white noise entrecoupé de quelques accalmies mélancoliques. Quinze secondes de hurlements plus tard, Radiohead revient sur scène pour une série de rappels necessaires, enchaînant les magiques "Lucky" et "No Surprises" puis concluant la soirée en beauté avec "Banana Co" et "Street Spirit(Fade Out)". "Ils n’ont pas joué Electioneering!" se plaint une énorme rombière d’au moins soixante ans, sûrement abonnée de longue date au NME. On croit rêver. L’Angleterre est décidément un pays à part dès qu’il s’agit de rock. La Brixton Academy vomit son public sur les trottoirs glacés et chacun poursuit sa route le sourire aux lèvres, à la recherche d’un improbable taxi. La limousine blanche de dix mètres de long de Michael Stipe nous passe sous le nez. Mais qui a vraiment envie de se retrouver seul avec un Michael Stipe dans une limo aux vitres teintées fonçant dans la nuit ?
Guinness
Paris, le 15 septembre. On retrouve Radiohead dans l’après-midi à Canal+ où vient de s’achever la balance de la prestation du soir à "Nulle Part Ailleurs". Tout le monde est là sauf Thom (qui s’est éclipsé en douce), et le groupe goûte cette belle journée à la terrasse ensoleillée du resto du coin. Colin a les traits tirés mais s’intéresse de très près à notre picture-disc de Tony March et ses blousons noirs. "Ce matin, j’ai acheté l’intégrale de Serge Gainsbourg, dit-il. C’est le même genre?" Ed’O Brien et Phil Selway prennent le soleil à l’écart, répondant sans entrain aux questions de journalistes excités. L’attachée de presse parvient à extraire Colin de notre tablée et le livre en pâture à son journaliste. Dommage, l’aîné des frères Greenwood avait l’air en forme. En tout cas, plus que son frère Jonny, blanc comme un linge et fracassé par trois mois de tournée harassante. Cachés derrière sa longue mèche de cheveux noirs, ses yeux rouges et globuleux font de brèves et inquiétantes apparitions.
Ces gros festivals auxquels vous avez participé, c’était plaisant?
Jonny Greenwood (il souffle) : Franchement, nous n’aimons pas beaucoup ça. Nous aurions pu jouer dans une cinquantaine de festivals ces derniers mois mais nous avons choisi de n’en faire que quelques-uns comme Belfort, Glastonbury… La plupart des groupes jouent dans ces festivals pour s’en mettre plein les fouilles. Reading, par exemple, est un festival à pognon. Si nous voulions gagner beaucoup d’argent facilement, nous enchaînerions ce genre de concerts grassement payés.
…Ou vous auriez accepté les 500 000 livres que Guinness vous proposait pour l’utilisation d’une de vos anciennes faces B dans une publicité.
Par exemple. Devenir plein aux as n’est pas notre but.
Orfraies.
Vous semblez être un des rares groupes anglais à prendre du plaisir à jouer aux USA. On se trompe?
Je crois que tu as raison. Et c’est pour ça que nous y sommes populaires. La plupart des groupes anglais qui partent en tournée en Amérique y vont à reculons, sans réelle envie de tout donner. Les rockers anglais considèrent souvent les Américains comme des idiots, des pécores. Ce n’est pas toujours vrai (sourire)… Quand nous avons tourné avec REM, c’était surréaliste. Il faut imaginer ce que c’est que traverser ce pays dingue et immense en bus. C’est fascinant et effrayant à la fois, en tout cas intéressant. On a joué dans le vieux Sud, des coins paumés comme l’Alabama… Les REM nous ont appris beaucoup de choses dans le sens où on a réalisé avec eux ce que signifiait un groupe organisé et productif. Par exemple, utiliser le sound-check pour essayer de nouveau titres, ce genre de choses… Par contre, la tournée avec Alanis Morisette fut vraiment bizarre. Le public avait treize ans en moyenne et les kids n’étaient venus que pour elle. Pendant "Paranoid Android", les gamins pleuraient ou se bouchaient les oreilles. Nous n’étions pas leur tasse de thé.
Vous allez tourner longtemps avec "OK Computer"?
Non, non (catégorique). Nous sommes épuisés. le succès du disque nous a pris par surprise. En sortant du studio, jamais nous n’avons imaginé que cet album puisse toucher les gens à ce point. Nous avions plutôt le sentiment d’avoir signé notre arrêt de mort, d’avoir composé le requiem de Radiohead. Ce succès est donc une bonne surprise. Pour autant, nous avons décidé de ne pas partir dans une tournée de promotion sans fin de "OK Computer". Normalement, nous retournerons en studio en décembre pour enregistrer du nouveau. D’ici là, il y aura quelques concerts importants, comme Bercy et Wembley.
Quel a été pour vous le moment le plus fort depuis la sortie de l’album?
(Il réfléchit très longtemps) Nous étions au Japon juste avant la sortie du disque pour donner des interviews et jouer quelques gigs. Nous étions assis dans un grand magasin de disques et ils ont joué l’album sure la sono du magasin pendant que nous répondions aux questions des gens.
C’était la première fois que nous écoutions "Ok Computer" en public. Tous les membres du groupe se regardaient pendant "Airbag", l’air de dire : Waowwww! Qu’est ce que c’est bien! C’est nous qui avons fait ça? Ca reste un souvenir très fort pour nous tous. Ensuite il y a eu "Paranoid Android"… même émotion énorme.
Pour beaucoup, Radiohead et Oasis sont les grands groupes des années à venir, la relève de U2 et REM en quelque sorte…
Non, je ne crois pas. Je vois plutôt un succès à la Pixies pour Radiohead. Enregistrer quelques très bons disques et disparaître, nous désintégrer… Nous faisons tout le contraire de ce qu’il fait pour devenir un groupe qui remplit les stades. "Ok Computer" est un disque difficile, sans single évident. Quand les gens de la maison de disque américaine ont entendu le disque, ils ont poussé des cries d’orfraies. Pour eux, c’était un disque invendable, un cauchemar. Ils n’ont rien compris. Ils s’attendaient à un "The Bends" numéro 2. Si le succès planétaire dont tu parles vient à nous, tant mieux, super. Mais nous ne ferons aucune concession pour aller dans le sens des radios.
Comment réagissent votre famille, vos amis?
Ils sont heureux pour nous, ils savent qu’on a bossé dur pour en arriver là. Quant-à ma mère, elle ne sait pas vraiment de quoi il s’agit. Deux de ses fils sont membres de Radiohead mais elle a 70 ans et n’a aucune idée de ce que nous jouons. Elle nous a donné une éducation musicale classique. Elle m’a demandé si les gens s’asseyaient à des tables pendant nos concerts (rires). Ed et moi, on va l’emmener à Paris pour notre date au Zénith. Elle va être surprise. Sûrement déçue, aussi… Elle préférerait que je joue du Bach en smocking.
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